Auteur:Arlène
Genre: Drame
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Comme chaque soir, Rei pénétrait au n°1 de la Maison de l’Etoile. Pendant que la jeune fille sondait négligemment sa poche à la recherche de sa clé, ses lèvres s’étirèrent en un sourire en coin, puis laissèrent s’échapper un rire fêlé de douleur. Qu’avait à voir cette bâtisse banale et populaire avec une étoile ? Non, un tel bâtiment n’était pas construit pour servir d’écrin à des êtres d’exception, capables de scintiller au firmament de la perfection : il lui semblait davantage destiné à abriter des êtres brillant par leur vie ordinaire et plate, et surtout par leur absence de raffinement. Pour rien au monde Rei ne souhaitait occuper la première place d'un tel classement...?
En effet, la jeune femme aspirait à une singularité raffinée. D’où son érudition dans les domaines artistiques et le soin rigoureux qu’elle apportait à sa mise de dandy. Elle entendait faire de sa personne une œuvre d’art, en y incluant sa souffrance. Elle souhaitait la porter à son paroxysme, en travailler sans cesse la partition pour finir par y exceller, la ciseler finement, changeant ainsi la laideur de la plaie de son cœur sans cesse ravivée par les coups de griffes de Fukiko en œuvre capable de la transcender. Elle avait tirée cette philosophie de vie d’une de ses nombreuses lectures : le tout dernier vers des «Fleurs du Mal» de Charles Baudelaire, «Tu m’as donné ta boue, j’en ai fait de l’or».
Elle venait enfin de trouver sa clé. Elle l’introduisit par habitude dans la serrure, sachant que la porte allait s’ouvrir sur son palais de nuit, protégé par l’astre des ombres à qui une myriade de miroirs permettait d’être présente à chaque endroit de la pièce principale. Rei avait, en effet, érigé un temple en l’honneur de sa sœur : celui de la mise en scène de l’acceptation des souffrances qu’elle lui infligeait. Comme les esclaves antiques, elle avait accepté de porter un somptueux bracelet de servitude, signifiant qu’elle appartenait toute entière à Fukiko. Peu lui importait le degré de douleur à endurer, seule comptait la satisfaction de souffrir pour plaire à sa sœur, et par-là même s’élever au point d’être digne de figurer au firmament des étoiles de la perfection. Parmi les œuvres d’art.
Rei et Fukiko étaient sœurs de sang, mais aussi de solitude et de dépendance. La première souffrait par déférence envers sa sœur dont elle (des)espérait ainsi (de) se faire enfin aimer. La quête de l’amour de cette sœur si parfaite à qui elle avait voué sa vie l’avait emmurée de solitude. Les murs de sa prison cédaient parfois sous les assauts d’amitié de Kaoru.
Kaoru qui s’évertuait à la faire renoncer à ses étoiles chimiques calmant la brûlure de sa blessure de solitude, Kaoru dont elle se plaisait à provoquer la colère pour faire naître dans ses yeux cette lueur de vie et de courage qu’elle aimait tant et qui mieux que tous les médicaments réunis apaisaient son âme en y soufflant sur les braises de l’amour de la vie. Cette flamme de vie l’avait réchauffé il y a peu, pour bien vite s’éteindre sous le joug de Fukiko.
Rei était accoudée à une balustrade, prenait quelques cachets pour repasser par leur pouvoir calmant son âme froissée de toutes parts par l’apparente indifférence de cette sœur à qui elle avait fait don de sa vie toute entière. Kaoru l’avait aperçue et s’était jetée sur elle pour l’empêcher de continuer à s’anesthésier pour ne plus sentir aucune trace de douleur dans ses veines. Après avoir nargué son amie en sortant une seconde boîte de médicaments, elle l’avait attirée près d’elle pour lui murmurer : «J’aime voir l’éclat de tes prunelles. Elles me rendent la vie si belle !». Puis, l’apparition de Fukiko avait foudroyé ce bien-être d’amitié avec d’autant plus de force que peu de temps après elle l’avait blessée sciemment avec un pique à fleur, faisant saigner un peu sa main, et abondamment son cœur. Elle avait cru à une tentative de rapprochement de sa sœur. Il ne s’agissait que d’un rappel à l’ordre visant à lui montrer qu’elle et elle seule devait être au centre de sa vie, de ses pensées, de son monde.
Rei avait gardé sa main bandée plus que de raison, présentant ainsi à Fukiko des excuses visuelles pour avoir cessé un instant de vivre exclusivement pour et par sa sœur. Oui, Rei s’était sentie fautive lorsqu’elle avait réalisé que l’expression de son amitié envers Kaoru blessait sa sœur. Pourtant, elle savait combien Fukiko avait besoin d’elle. Isolée dans son orgueil, elle ne vivait que pour sentir le poids de son influence sur autrui. Sans ce pouvoir, Fukiko n’existait plus. On admirait, on craignait Fukiko, mais on ne l’aimait pas. Et, la présidente du Cercle de la Rose n’était pas sans l’ignorer.
Elle cultivait donc son orgueil et son influence sur autrui pour oublier qu’elle n’avait su allumer dans aucun cœur le brasier de l’amour. Son frère la traitait comme un meuble, son père l’appelait rapidement de temps à autre, des quatre coins du monde, toujours pressé de sauter dans un avion, appelé par d’autres personnes bien plus importantes qu’elle. Quant à sa mère, elle avait toujours tenue l’enfant à distance, comme si elle était atteinte d’une imperfection qu’elle ignorait. Dès son plus jeune âge, Fukiko avait cultivé la perfection comme un art, tentant de se faire aimer de l’auteure de ses joursÖ En retour, elle n’avait obtenu qu’une politesse glacée, imperméable à ses appels de détresse comme à des démonstrations d’affection.
Peu à peu, elle s’était blottie en elle-même, et avait décidé d’exhiber sa perfection aux yeux de tous pour prouver à celle qui s’était toujours refusé à le reconnaître qu’elle était digne d’être aimée. Au fil du temps, la jeune femme était devenue un être laqué de perfection, vers lequel tous les regards se tournaient, admiratifs. Ainsi exhibée, elle existait enfin ! Derrière son un masque de douceur et de contrôle parfait, l’admiration d’autrui accélérait les battements de son cœur, lui faisait tourner la tête, l’enivrait comme le vin le plus fin, la transportait hors d'elle-même comme la drogue la plus forte. Par son orgueil, Fukiko s’était ainsi taillé la part du lion, se donnant la possibilité de jouer les gourmets dans ses relations. Jaugeant, jugeant, admettant, excluant, faisant entrer en grâce ou tomber en disgrâce qui elle souhaitait quand elle le désirait. Parce qu’elle était adulée tel un astre de perfection. Admirée, enviée, jalousée, mais pas aimée. Elle avait appris à se passer d’amour, mais, ce faisant elle s’était rendue dépendante du regard des autres. Chacune des deux soeurs lavait sa souffrance par une dépendance : celle de Rei était chimique, celle de Fukiko spéculaire. Aussi, la présidente du Cercle de la Rose se devait-elle chaque jour de lutter pour demeurer encore et toujours le centre de l’admiration de tous : il en allait de son existence...
Seule Rei avait accepté de l’aimer, y compris dans son versant le plus sombre : sa cruauté. Elle avait accepté de souffrir autant que sa sœur en aurait besoin pour lui prouver qu’elle était digne d’être aimée. St Just avait promis à sa mère de prendre soin de sa sœur, elle demeurait fidèle à sa promesse, même si pour cela elle avait dû entrer en solitude. Plus que l’admiration de tous, Fukiko recherchait cette affection si forte qu’elle était devenue totale abnégation et abandon de soi pour Rei.
Myia-sama ne pouvait s’empêcher de faire souffrir sa sœur pour se répéter comme un mantra qu’une personne au monde l’aimait. Certains se pincent pour se prouver qu’ils ne rêvent pas. Fukiko mordait violemment le cœur de St Just, qui acceptait de saigner jusqu’à en être exsangue. Par la souffrance, les deux sœurs s’étaient constitué un langage qu’elles seules étaient capables de comprendre et qui dressaient entre elles et le monde un mur d’isolement bienfaiteur.
‘’Etrange et malsaine sororité que ce lien doloriste par lequel elles s’exprimaient leur affection’’ aurait pensé un non initié qui aurait tenté d’entrer par effraction dans leur monde.
Comme chaque soir, c’est dans ce monde à part, vêtue d’un kimono, que Rei s’apprêtait à pénétrer pour une cérémonie du thé imaginaire en compagnie de sa sœur, invitée en pensée pour l’occasion.
Certes, Rei ne disposait pas d’une maison du thé propre à accueillir la cérémonie, mais elle avait fait de son logement un temple dédiée à la douleur qui lui infligeait sa sœur. Comme chaque soir, Rei, qui délaissait sa propre vaisselle, avait lavé méticuleusement chaque instrument. Hishaku (louche), chawan (bol à thé), cha-ire (boîte à thé au couvercle d’ivoire muni d’une feuille d’or en dessous), chashaku (écope à thé), chasen (fouet à thé) avaient été traités avec déférence et raffinement. Car c’était bien dans un monde de raffinement calme, apaisé et artistique que Rei avait convié sa sœur. Entourée d’encens rituel, elle effectuait chaque geste de la cérémonie en s’efforçant d’atteindre la perfection. Chaque rencontre est un trésor qui ne pourra jamais être retrouvé signifiait la cérémonie du thé. Aussi, en la présence imaginaire de cette sœur révérée, Rei entendait-elle créer une œuvre d’art éphémère, d’autant plus parfaite que c’était à l’aide de l’eau des larmes de son cœur que la jeune femme préparait ce thé imaginaireÖ. Cérémonie du thé et souffrance des poètes maudits, la jeune femme mêlait les cultures et les arts pour mieux se transcender et atteindre enfin sa place d’astre de la perfection. Ainsi, Fukiko serait le soleil, elle la lune, régnant toutes deux sur le firmament de la perfection.
Pour achever ce moment de partage de raffinement artistique, Rei rompait invariablement avec le rituel traditionnel en proposant à sa sœur d’achever la cérémonie du thé par la lecture de cet exemplaire original si rare de «Jean Santeuil», recueil des différentes ébauches de ce qui était devenu « A la Recherche du Temps Perdu » de Marcel Proust, esquisses dont seuls les érudits sont en mesure de goûter pleinement la saveur. En effet, pour apprécier les ratures du brouillon, encore faut-il parfaitement maîtriser l’œuvre elle-même...
Ce soir, Rei lut pour sa sœur la suite de ce qu’elle avait lu la veille. Dans le silence de la nuit, entourée d’encens et de miroirs dans lesquels la lune se reflétait à l’infini, assise dans la position seiza*, une jeune femme aux cheveux blond pâle faisait la lecture d'une voix à la profondeur envoûtante prononçant le français avec une pointe d'accent, petite imperfection qui ne parvenait qu'à magnifier la beauté du texte qui s'échappait de ses lèvres. Ce soir-là, elle lisait "le rêve de Jean Santeuil" :
« Elle [cette jalousie] ne croissait plus là, et cela seul l'avertissait qu'il était déjà loin de Françoise. Mais avant qu'elle fût anéantie pour jamais il devait l'éprouver une fois encore. Et Françoise, dont il se détachait aussi sans lui avoir dit adieu, devait venir prendre congé de lui. Et il devait une dernière fois encore se trouver en présence de cet amour, qui était déjà si loin de lui et qu'il laissait derrière lui sans avoir jamais eu la force d'y renoncer.
Souvent ses rêves semblaient flotter au-dessus de sa propre vie, réaliser les destinées qui ne viendraient à lui que plus tard ou qui ne viendraient jamais à lui. Comme une nuit obscure mais momentanément éclairée, ils étaient pleins de signes et de présages. La chaîne des circonstances, la suite des temps ne pesant pas sur eux comme sur la vie de la veille, ils convenaient sans doute à cette dernière entrevue, à ce dernier rendez-vous avec un passé déjà trop lointain pour être ressaisi dans la vie. Ce fut donc sous le porche plein d'ombre d'un rêve que Françoise revint une dernière fois à lui et qu'il sentit une dernière fois, au moment où il l'avait déjà perdue pour jamais, la douceur inexprimable et cruelle d'un sentiment qui l'avait conduit pendant tant d'années, le flattant de la main ou le poussant de l'aiguillon. Ils étaient en promenade, Mme Saveur, Mme Lavaur, M. de Guiches, M. du Los, Françoise et Jean. C'était une après-midi, mais à tout moment il semblait que la lumière qui était la clarté de ce jour-là, et la lumière aussi qu'était ce regard de Mme Lavaur, le sourire de M. de Guiches, l'existence de M. du Los, la réalité de Françoise, hésitait et allait s'éteindre et que tous, le paysage et la journée elle-même ne seraient plus, seraient retournés au néant d'où ils ne seraient en réalité jamais sortis. Mais après quelques indécisions la lumière s'accrut, se fixa et les Lavaur, M. de Guiches, M. du Los, Françoise étaient bien réels, comme dans la vie. Tout d'un coup, Françoise disait qu'elle s'en allait, prenait congé de tout le monde et de Jean comme des autres, sans le prendre à part, lui dire où ils se reverraient. Jean n'osait pas le lui demander, mais souffrait horriblement, aurait voulu partir avec elle et malgré cela était obligé d'avoir l'air content, de continuer à parler aux autres. Il se sentait une si grande tendresse pour Françoise, il pensait à ses beaux yeux, à ses belles joues, puis la regardant partir ainsi il se sentait pris de haine pour elle, pour ses beaux yeux, pour ses belles joues. Et elle s'éloignait. Et il devait continuer à marcher dans l'autre sens avec les autres, s'éloignant d'elle plus à tout instant, dans deux minutes, il ne pourrait plus la rattraper. Il y avait des heures qu'elle était partie. Soudain M. du Los lui faisait remarquer que M. de Guiches était parti peu après elle. Et il disait que sans doute ils s'étaient rejoints mais qu'elle ne l'avait pas dit par politesse pour les autres. Et Jean se sentait une angoisse qui le creusait juste au milieu du corps entre les deux seins. Et il disait tout le temps : « Oui, sans doute, je trouve qu'elle a très bien fait, je le lui conseillais » pour ne pas avoir l'air ennuyé. Puis tout d'un coup cette ombre du passé alla rejoindre le passé lointain qui attendait sans doute cette dernière image pour l'engloutir avec lui, et Jean retomba dans un sommeil noir, sans rêves. Mais il sentait toujours cette angoisse entre les deux poumons. Tout d'un coup, quelqu'un lui dit : « Je ne voudrais pas faire une mauvaise plaisanterie, mais cette chose de Françoise, si on voulait la savoir, on pourrait peut-être demander à M. Cornet ». Il eut un violent coup au coeur. Pourtant l'autre jour, quand il avait appris cela pour M. Cornet, il n'en avait pas souffert. Et maintenant il en souffrait, comme il en eût souffert autrefois, s'il l'avait appris alors. Car c'était son âme d'autrefois qui, anxieuse sans doute de n'avoir pas eu ses adieux, était revenue cette nuit-là l'attendrir, le charmer et le tourmenter encore à la faveur de la nuit, le plein jour de la veille lui étant interdit.
Mais on était entré dans la chambre de Jean. La lumière entrait à plein flot et déjà l'âme morte avait pris pour ne plus revenir son vol silencieux : et quand Jean ouvrit les paupières, elle était aussi loin de lui qu'il s'était passé de temps et fait de changements en lui depuis qu'il avait commencé à moins aimer Françoise. En se sauvant elle avait oublié à son oreille le nom de Cornet. Il l'entendit sans autre tristesse que le dernier écho de l'agitation maintenant expirante qui l'avait possédé toute la nuit, et les yeux vers l'avenir, tournant de nouveau le dos au passé dont il s'éloignait, il se mit à se faire joyeusement l'actif complice de l'oeuvre de vie, de mort et d'oubli que la nature accomplissait par les autres et par lui, en lui comme en tous les autres»**.
Comme chaque soir, elle referma le livre, effectua le salut rituel envers sa sœur présente en pensée, prit soin des instruments de la cérémonie du thé. Puis, elle se coucha en rêvant éveillée à une réconciliation enfin consommée, gage d’une affection radieuse et partagée dans le bonheur, chassant les ténèbres de leurs souffrances à jamais éloignées.
FIN
* On commence par s’agenouiller, on assoit ses fesses sur ses talons, puis les mains sont rangées entre les genoux. Le haut du pied est entièrement en contact avec le sol.
** Cet extrait provient de ce site : http://www.mapageweb.umontreal.ca/lafleche/rrr/mpro1.html
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